Réponse à Hervé Le BRAS à propos des Mandés (Listcensus : 135 du 03-02-99).

Vos remarques sur le groupe Mandé me concernent pour deux raisons :

- Comme l’indique Michèle Tribalat dans une note de bas de page de ses deux ouvrages Faire France (1995) et De l’immigration à l’asssimilation (1996), " Ce travail ( la répartition en grands groupes ethniques) a été effectué par V. K. Kuagbénou, ainsi que l’analyse par groupe ethnique des migrants d’Afrique noire et fera l’objet d’une publication séparée ". Je revendique pleinement cette responsabilité même si j’aurais préféré signer cette section comme auteur à part entière.

- Deuxième raison : vos remarques comportent un certain nombre de contrevérités qu’il importe de rectifier.

 

 

A la demande de ses pairs au colloque du Caire en 1974, Théophile Obenga, linguiste et historien africain d’origine congolaise de renommée internationale, ancien directeur du CICIBA (Centre international des civilisations bantu) basé à Libreville, a entrepris, avec l’aide d’éminents linguistes, ethnologues, anthropologues africains, européens et américains, une recherche fondamentale sur l’origine des langues négro-africaines modernes. L’objectif principal est de rechercher non seulement l’origine commune de ces langues, mais de clarifier les nombreuses classifications existantes. Les résultats de ces travaux, attendus depuis une dizaine d’années par tout le monde linguistique, sont parus en 1993 aux éditions L’Harmattan, en pleine période d’analyse de l’enquête MGIS sous le titre : Origine commune de l’égyptien ancien du copte et des langues négro-africaines modernes. Introduction à la linguistique historique africaine.

Naturellement, j’ai fait profiter l’enquête de cette nouveauté. Voici exactement ce que j’avais écrit à la page 515 dans le rapport MGIS. " Le groupe ethnique Mandé a été constitué grâce aux classifications révisées des langues Mandé de R. Long et à l’inventaire des langues du groupe Mandé fait par M. Houis. Le récent ouvrage de Théophile Obenga sur l’origine commune des langues négro-africaines nous a permis une mise à jour de toutes ces classifications ". En effet, selon la toute nouvelle classification des langues africaines, ce groupe, fait partie de la famille de langues appelée : Le nigéro-kordofanien (chapitres X et XI de l’ouvrage d’Obenga) et est décomposé comme suit :

Mandé : occidental : soninké, azer, (soninké médiéval), sarakollé, vai, kono, koranko, khasonké (khassonké), susu (soso), dyalonke ; sya (sia), mandé (mandingue), loko, gbandi, gbunde, loma, (tomaé), kpelle (guerzé) ;

Mandé : oriental : mano, dan (gio), kweni (guro, gouro), mwa, nwa, samo, bisa, busa. Il faut encore inclure : lebir ou dialecte ouest du bisa, sa, san du Nord ou kouy (kwi), be, gban, yauré (yaure) ; bobo-fing.

Les locuteurs de toutes ces langues mandé sont traditionnellement appelés les Mandés, sans que personne y voie à mal. Pour prendre un exemples simple, tout le monde a entendu parler au Mali de " l’Association sportive des Mandés ", qui fut sacrée équipe championne du Mali en football en 1996 et 1997! Ces termes n’ont rien de péjoratif, à moins d’imaginer que tout le pays verserait dans le " racialisme "...

Dans l’exploitation de l’enquête MGIS, je n’ai fait que reprendre la classification d’Obenga, qui elle-même doit beaucoup à celle de Greenberg que vous citez, mais qui en même temps est allée plus loin. Rien à voir avec les classifications de J. Deniker, Ruelle, Poutrin, Maistre, que le Pr Obenga récuse comme " dictées par le racisme et bien périmées aujourd’hui ". Vos qualificatifs – " imprécise, racialisante, inapte " – ne peuvent donc pas s’appliquer au groupe Mandé, mais à de vieilles classifications du type " hamitique " empruntée à la Bible au siècle dernier ou " afro-asiatique ", totalement récusées aujourd’hui.

 

Pour ce qui est de la méthodologie, à savoir le passage de la langue à l’ethnie, les chercheurs africanistes de l’IRD (ancien Orstom) , du CNRS, de l’Université de Montréal (en particulier son Centre d’Etudes ethniques), de l’IFAN (Institut fondamental de l’Afrique noire) à Dakar, du CICIBA (Centre international des civilisations bantu), avec lesquels j’ai longuement discuté de ce travail, n’y ont rien trouvé de fantasmatique et de raciste.

Quant à mes frères Mandés, ils ne se sentent nullement maltraités par mes travaux, rassurez-vous ! Les multiples rencontres et débats que j’ai pu avoir avec ces migrants se sont déroulés dans une atmosphère conviviale, souvent autour d’un thé savamment dosé à la menthe. Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis africain comme eux et, contrairement à vous, je peux considérer la question sans aucun a priori politique. La polygamie, par exemple, n’est pas une faute et ne peut être ressentie comme telle par ces migrants. C’est un système culturel et traditionnel propre à l’Afrique subsaharienne, qui a su s’adapter à la vie moderne. Toute la question est de savoir si elle est exportable dans la société française, où les femmes ont acquis la parité de statut. Ce problème de polygamie est d’ordre juridique et éthique avant d’être statistique.

Vous n’êtes pas africaniste, encore moins spécialiste de linguistique africaine, pas plus que Michèle Tribalat. De toute évidence, les débats récents sur la linguistique africaine ou la construction-déconstruction de l’ethnie en Afrique noire vous échappent. Concernant le volet "Afrique noire" de MGIS, surtout dans son approche ethnique, je vous renvoie à mes travaux si l’Afrique noire vous intéresse. Vous y trouverez les réponses aux questions que vous vous posez . Et, bien entendu, je recommande vivement l’ouvrage du professeur Obenga, un véritable chef-d’œuvre qui a concentré sur lui l’attention de tous les experts en linguistique africaine et qui a surmonté bien des critiques.

Je n’accepte pas que, sous couleur de vous en prendre à Michèle Tribalat, vous preniez pour cible un travail fait par un autre. Votre combat avec elle gagnera en efficacité et en honnêteté pour peu que vous le fassiez avec discernement. Nombreux sont ceux qui, comme moi, ont travaillé avec le plus grand sérieux sur l’enquête MGIS, que ce soit à l’INED ou à l’INSEE, et qui n’ont rien à voir avec ces conflits de personnes.

Victor Kuami Kuagbénou

 

 

Références

KUAGBENOU, K. V., 1995, "La complexité du monde noir africain" in : Enquête Mobilité géographique et insertion sociale, Rapport final, INED-INSEE, vol. 3, 20 Mars 1995, pp. 139-155.

KUAGBENOU, K. V., 1997, "Les immigrés d'Afrique Noire. Pour une approche ethnique", Migrations et Société, N° 49, pp. 5-25.

KUAGBENOU, K. V., 1997, "Intégration ou assimilation : l’épreuve des faits", Politique africaine - Karthala, N° 67, pp. 31-40.

KUAGBENOU, K. V. , Les Maliens en France (à paraître)

KUAGBENOU, K. V. , L’ethnie dans le monde noir africain. Un autre regard sur les résultats de l’enquête MGIS (à paraître)

KUAGBENOU, K. V. , Les Africains dans les foyers (à paraître)

OBENGA Théophile, 1993, Origine commune de l’Egyptien ancien du copte et des langues négro-africaines modernes. Introduction à la linguistique historique africaine, L’Harmattan, 402 p.